Matin intérieur
Ce matin comme tous les matins, j’arrive chez Suzon tôt. Je dépose mon vélo dans le garage, récupère dans mes sacoches, mon sac de cours et ma gamelle et y enfourne mon pantalon et blouson coupe-vent, mes gants et mon bonnet. Une nouvelle journée commence. J’aime ce temps où le collège émerge à peine du silence de la nuit et que la première heure de cours est encore loin.
S. vient de rejoindre sa loge. S. est tout à la fois gardienne et âme du collège. Chaque matin, elle commence par appuyer sur un bouton pour lancer le lever de tous les stores, du rez-de-chaussée au 2ème étage, puis elle ouvre son micro et d’une voix gorgée de douceur salue tous les lipinskaiennes et lipinskaiens et leur souhaite la bonne journée. On est peu à entendre le message mais pour rien au monde on ne le manquerait.
Ce matin, au lieu de rejoindre directement la salle 120, je m’arrête au bord de la cour de récréation pour la remercier. Oui, il est possible après la semaine qu’on vient de vivre de remercier une cour de récréation.
Lundi à 14h, elle a accueilli 600 gamins pour la minute de silence, en hommage à Dominique Bernard. Rien qu’à l’écrire, l’émotion remonte : que tant de gamins se soient arrêtés ensemble en même temps. Même les mouches ont arrêté de voler.
Mercredi, toute la matinée, c’était jour de cross : le brouhaha, les encouragements, les souffles courts et les foulées longues, ça aussi, elle a su l’accueillir. Même la pluie a attendu.
Immobile au bord de la cour, j’ai pensé au spectacle vu au cirque-théâtre d’Elbeuf, samedi soir : Nos matins intérieurs du Collectif petit travers. Des jongleurs et un quatuor virtuoses mais surtout le droit de faire tomber la balle pourvu que la troupe reste unie. Un moment de beauté essentielle à notre monde sens dessus dessous.
Immobile au bord de notre cour, je me suis dit : on va pouvoir se recréer, malgré tout ce qui nous blesse profondément. On va pouvoir se recréer malgré les balles qu’on ne saura pas attraper parce que nous allons avancer ensemble sur ce chemin de traverse.
6 commentaires
Tania
Emotion que je partage de loin, depuis ce jour sinistre où le nom d’un professeur est allé en rejoindre un autre dans la mémoire des terreurs de notre temps. (J’ai calé sur « les lipinskaiennes et lipinskaiens » avant de découvrir qui était Suzanne Lipinska, grâce au mot-clé. Une belle personne.)
la bacchante
Une belle personne qui a donné son nom à ce tout nouveau collège.
ours
Tu écris bien, même très bien……
la bacchante
Tu exagères toujours, mon ours.
Topa
« Même les mouches ont arrêté de voler…/… » Pas mieux…
la bacchante
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